Open Wallet, épisode 6: Nathalie Bondil

Par Paul Pontillon | Publié le 03 août 2023

a woman smiling with her hand on her chin
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Table des matières

    Nathalie Bondil préfère collectionner des œuvres d’art que de l’argent. De son propre aveu, l’historienne de l’art de formation n’est pas une femme de chiffres. Malgré tout, elle dirige aujourd’hui le Musée des beaux-arts de Montréal, qui compte pas moins de 250 employés et gère une collection de 43 000 œuvres. Elle a tendance à oublier les montants précis d’argent déboursés, mais elle a une mémoire phénoménale pour ce qui est des tableaux, des sculptures qui ont croisé son chemin.

    Dans cet entretien, Nathalie Bondil parle notamment de l’importance de la philanthropie et du fait que collectionner de l’art peut devenir un comportement compulsif. Elle nous révèle aussi deux stratégies pour obtenir des œuvres d’art à bon prix, qui peuvent s’appliquer à n’importe quelle autre catégorie d’actif : la technique de l’aigle et celle du vautour.

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    JB : Bonjour tout le monde, bienvenue à Open Wallet. C’est une émission où on interviewe des gens super intéressants sous l’angle de l’argent parce que ça prend toujours de l’argent pour faire que ce soit bâtir des entreprises ou faire de l’art. Aujourd’hui, j’ai la chance d’être quelqu’un de super et exceptionnel. Je suis avec Nathalie Bondil.

    NB : Bonjour Julien.

    JB : Bonjour. Tu as un profil un peu différent des gens que je reçois d’habitude, parce que tu diriges le Musée des Beaux-Arts de Montréal et ton métier, tu me corriges si je me trompe, c’est conservatrice.

    NB : Oui. Au départ, j’ai une formation d’historienne de l’art et je suis conservatrice spécialisée en art du 19e siècle et en art moderne et je suis devenue conservatrice en chef et directrice générale du Musée des Beaux Arts de Montréal. Donc, je suis vraiment sur la partie artistique la partie des contenus du musée.

    JB : Peux-tu expliquer pour les gens qui nous écoutent, une conservatrice ce n’est pas… parce que tu es membre d’un parti politique en particulier.

    NB : Oui, c’est vrai.

    JB : C’est que tu t’occupes du musée.

    NB : Ce n’est pas un très joli mot, donc je n’aime pas beaucoup ce nom. En fait, un conservateur ou une conservatrice est la personne qui va être en charge des collections dans un musée. Un musée ne peut pas se définir sans collection. En fait, la raison d’être des musées, c’est d’avoir des collections et de les conserver, parce qu’on les reçoit de nos donateurs qui ont accumulé ces trésors au cours des siècles et au cours des décennies.

    Et ensuite, nous les conservons pour les redonner aux générations futures. Donc, ça c’est vraiment le sens même, le sens premier de la mission d’un conservateur ou d’une conservatrice. C’est de conserver ces œuvres pour les transmettre aux futures générations.

    Évidemment, on fait beaucoup d’autres choses. Un conservateur va être généralement un historien de l’art. C’est quelqu’un qui va s’occuper d’enrichir ses collections, de faire des acquisitions, d’organiser des expositions, de publier et d’étudier ces collections, de travailler aussi en contact avec les publics, les médiateurs. Ce sont les spécialistes des œuvres, les spécialistes des collections.

    JB : Je te ramène au début, puis c’est une question que je pose à tous mes invités : c’est quoi ton souvenir le plus ancien qui est lié à l’argent ? Ça me prend un montant particulier, donc que ce soit l’achat d’un bonbon ou de quelque chose en particulier qui t’a marquée.

    NB : En fait, je n’ai pas de souvenirs anciens liés à l’argent, parce que n’est pas du tout quelque chose qui a marqué mon imaginaire.

    JB : Mais sinon, il peut être plus récent.

    NB : Disons que le souvenir le plus le plus frappant que je pourrais avoir par rapport à l’argent, ça serait l’achat que j’ai fait d’une oeuvre d’art, d’un tableau d’art aborigène avec mon premier salaire de conservatrice. J’avais conservé donc cet argent là pour pouvoir acheter une oeuvre d’art.

    JB : Puis à titre personnel ?

    NB : À titre personnel.

    JB : C’était à combien ?

    NB : À l’époque, je vivais en France. C’était quand même une somme assez considérable, probablement équivalente à 3000 ou 4000 francs.

    NB : C’était vraiment une somme conséquente. Alors, je n’ai pas de souvenir d’argent, parce que j’ai une très très très mauvaise mémoire des chiffres. Ça ne m’intéresse pas. Je ne suis vraiment pas la meilleure personne donc pour parler d’argent, mais je veux parler de la…

    JB : Il y a beaucoup de gens comme toi.

    NB : Je trouvais que j’étais anumérique et franchement, c’était une faculté qui me manquait, mais je suis contente de l’apprendre. Alors vraiment mon premier souvenir, c’était d’avoir consacré une partie importante de mon salaire pour l’acquisition d’un tableau en art aborigène, en art australien. J’avais fait cette acquisition à un ami qui venait de monter sa première galerie et c’est un tableau qui s’appelle “Le rêve des oignons sauvages” et que j’ai toujours chez moi. Alors, j’ai toujours eu cette volonté d’acquérir des œuvres.

    JB : Je peux te créer des problèmes de sécurité, mais mais est-ce que tu as beaucoup d’œuvres d’art à titre personnel ?

    NB : Oui, évidemment, j’en ai, bien sûr. Tout le monde peut acquérir des œuvres. Ce n’est pas tant une question d’argent, ce n’est pas que ça. On peut faire des collections tout à fait intelligentes sans avoir énormément de moyens. Je m’intéresse beaucoup aux œuvres d’art et à la collection, parce que j’aime beaucoup la sculpture et les arts décoratifs. Très souvent, j’achète des œuvres qui sont des multiples, ce qui me permet aussi d’avoir des œuvres plus accessibles, des œuvres du 19e siècle, des éditions. Alors j’achète beaucoup d’œuvres en art décoratif et des sculptures aussi qui datent de la fin du 19e siècle ou du début du 20e siècle. Donc c’est une collection qui m’amuse beaucoup. J’appelle cette collection mes kitscheries parce que ce sont des objets un peu rétro et qui me font marrer.

    JB: Est-ce que tu assures ça ? Est-ce que tu es assurée ?

    NB : Non, pas du tout. Ce ne sont pas des œuvres qui ont une valeur exceptionnelle, même si par contre, cet ensemble-là est important. Ce sont des œuvres qui sont muséales pour certaines d’entre elles. Il y en a beaucoup d’autres qui ont été chinées. En fait, j’achète, je collectionne depuis toujours. Quand j’étais petite, je collectionnais des gommes à effacer.

    Ensuite, j’ai collectionné des flacons de parfum miniatures. Ensuite, j’ai collectionné des œuvres d’art. J’ai beaucoup chinés dans les brocantes, j’adore ça. Je l’ai fais à Paris, à Montréal, un peu partout. Je continue à chiner sur Ebay, sur des bases comme Interencheres, etc. C’est vraiment une grande passion.

    JB : Je ne sais pas ce que veut dire «chiner»…

    NB : Chiner, en fait c’est trouver des objets, mais dans des marchés aux puces, dans des endroits qui ne sont pas très chers en fait, qui ne sont pas forcément des grands antiquaires ou des galeries. J’ai toujours aimé chasser l’objet. J’ai une passion pour ça, d’ailleurs, et parce qu’on découvre énormément d’objets singuliers. Chacun de ces objets nous raconte des pans d’histoire, des moments de la vie quotidienne et, donc, c’est un peu la chasse. Un conservateur c’est un chasseur d’objets. Moi je suis vraiment, j’ai cette passion et on peut trouver des objets qui sont plus ou moins onéreux.

    On peut faire des bonnes affaires parce qu’évidemment quand on chine, on aime bien négocier. C’est aussi une façon de pouvoir exercer sa curiosité, exercer sa mémoire, exercer son œil et puis partager avec ma famille, Mathieu mon mari, qui aussi adore faire cet exercice ensemble, et d’apprendre beaucoup de choses. Donc, j’ai une collection d’objets qui sont pas forcément tous très muséal, mais qui ont une très grande importance pour moi. À la maison, il n’y a absolument aucune photo sur les murs, je n’ai même pas d’appareil photo, mais il y a des objets partout et tous ces objets sur les moments de ma vie. Et chacun me raconte des moments de ma vie et ce sont des portraits.

    Donc, j’ai des objets qui sont des portraits de mon père, de ma mère, de ma fille, d’un moment de ma maternité. Tous ces objets me parlent de moments de ma vie et je vis avec. C’est vraiment très important dans le quotidien, après il y a les objets qui sont plus importants et qui pourraient aller dans des musées. Évidemment, j’aimerais que modestement, cette petite collection puisse enrichir donc les collections du musée. Ça me ferait plaisir.

    JB : Finalement tu me disais que tu n’aimais pas les chiffres, mais de la manière dont tu me parles, j’ai l’impression tu es similaire à Warren Buffett qui est obsédé par trouver les bons titres intéressants puis quand même l’interview il y a beaucoup de sentimentalité par rapport à chacun des trucs que tu as trouvés. C’est juste que c’est un peu différent.

    NB : C’est peut-être juste que c’est la seule échelle de comparaison. Mais effectivement, c’est un homme très simple. J’ai eu l’occasion d’écouter ses entrevues. C’est une personne qui a un rapport qui me paraît très sain avec la réalité et, oui, c’est un rapport extraordinairement sentimental. C’est une passion très très très très forte et je dirais même ce qui pourrait être une passion dangereuse, parce que quand on se prend à jouer le jeu de la collectio,  évidemment, c’est la boîte de Pandore parce qu’on on veut toujours acquérir davantage. Il y a un aspect très compulsif dans la collection. Il faut toujours savoir être raisonnable et c’est probablement la raison pour laquelle j’ai décidé de travailler dans un musée parce que dans un musée.

    On collectionne pour le musée, mais avec toutes les précautions et la distanciation qu’on a, parce que c’est une collection qui se fait pour une institution. C’est pour ça que je m’amuse beaucoup chez moi, avec ma collection. Je peux toucher les objets, je peux vivre avec eux comme je l’entends et je peux choisir les objets qui m’intéressent dans la mesure où ils me parlent. C’est très très très important. Ce sont des objets parlants, ce sont des objets qui participent totalement à mon quotidien comme les animaux avec qui je vie et qui participent totalement à mon quotidien. Ça fait partie de mon environnement, de mon ‘écosystème personnel.

    JB : Donc, en t’écoutant parler, j’ai l’impression que le chiffre que représente la valeur marchande de tes œuvres d’art personnelles t’importe peu, est-ce que c’est un chiffre que tu connais?

    NB : Non, ça m’importe peu… ce que l’on sait, c’est qu’on dépense toujours trop sur le moment, mais que plusieurs années plus tard, on se dit qu’on a bien fait d’acheter les objets. Généralement, ça c’est vraiment une réflexion qu’on entend souvent chez les collectionneurs, c’est qu’on achète davantage, qu’on dépense un peu plus que ce qu’on aurait voulu sur le moment. Ça peut faire mal, mais quand on regarde ses acquisitions avec le temps, on est souvent très heureux parce que ce bonheur que l’on a à vivre et à côtoyer des objets, on le conserve très longtemps. Puis, je dirais que moi j’ai une autre vision aussi quand même qui me tient un peu à distance vis-à-vis de la collection. C’est aussi que ça demeure quelque part une activité que que je veux garder modeste, parce que je sais que j’ai la chance de pouvoir gagner bien ma vie au musée.

    C’est un privilège extraordinaire, auquel je ne m’attendais pas d’ailleurs, en faisant des études d’histoire de l’art et je sais que pour beaucoup de gens, tout simplement s’adonner à une collection, ça fait partie du domaine du superflu, parce qu’ils ont d’autres priorités, qui seront liées à l’éducation, qui seront liées au logement, etc. Donc, c’est pour ça que pour moi ça doit demeurer important, essentiel, mais il ne faut pas être consumé par la voracité d’une collection, parce que c’est quand même une activité que je mets de côté. Je ne pense pas d’ailleurs que ce soit une activité…

    JB : Tu ne veux pas mettre 100% de ton salaire dans les œuvres d’art.

    NB : Je trouve qu’il y a d’autres causes que j’aime défendre, qui sont des fondations privées ou des associations à but non lucratif qui vraiment vont être engagées dans le quotidien. Je trouve ça important de garder une partie de ce salaire pour aller soutenir des associations et des causes beaucoup plus terre à terre, mais en même temps extrêmement essentielles pour le bien-être basique de bien des personnes. Ça, pour moi, c’est extrêmement important. Et il y a un danger dans la collection. On peut aussi devenir obsédé par cette envie et oublier que c’est tout de même une activité extrêmement importante encore une fois, mais avec laquelle il faut garder une certaine distance. Il y a une partie de moi qui est en conflit avec cette activité. Souvent, je me dis, je le fais en ce moment mais peut-être ensuite, cette collection sera donnée et on passera à d’autres causes et que je trouve très importantes : la cause de l’environnement, de la défense animale, de l’éducation.

    JB : Je te poserai justement des questions sur les acquisitions institutionnelles qui doivent être d’une autre échelle que tes acquisitions personnelles en termes d’œuvres d’art et j’aimerais te ramener, tu mentionnais tes études en Histoire de l’art est-ce que tes parents t’ont dit que tu allais te retrouver chômeuse ?

    NB : Oui. Alors mon père travaillait pour une banque. C’est quelqu’un qui a fait une très belle carrière comme un self made man, qui a énormément travaillé et qui venait d’un milieu relativement simple. Avec ma mère, ce sont vraiment des personnes qui ont travaillé tout au long de leur vie pour bâtir leur aisance. Moi, je suis née dans un milieu aisé et je n’ai jamais eu de problème à pouvoir être éduquée.

    JB : Tu n’as pas travaillé durant tes études ?

    NB : Alors, par contre j’ai toujours travaillé pendant mes études. Justement, c’est ça le point, c’est que mes parents eux-mêmes, venant d’une extraction relativement simple, ils ont toujours enseigné la valeur de l’argent. Je n’avais jamais d’argent de poche. Il n’en était même pas question. Et il fallait travailler pour gagner son argent de poche. Donc, j’ai toujours travaillé parallèlement à mes études.

    JB : Qu’est-ce que tu faisais ?

    NB : J’ai fait toutes sortes de métiers, des petits métiers. Le tout premier, j’ai travaillé dans des marchés avant des fruits et légumes, à m’en rendre malade, parce qu’évidemment, je n’arrêtais pas de manger. Je suis très gourmande.

    JB : Tu gagnais combien de l’heure ?

    NB : Très peu. Je ne m’en souviens plus, franchement. J’ai travaillé en étant serveuse, j’ai fait du porte à porte pour les cannes blanches, j’ai travaillé après dans des bureaux de comme hôtesse d’accueil. Évidemment, au fur et à mesure que j’ai avancé en âge, après j’ai été conférencière, j’ai été professeure, j’ai travaillé dans des banques, j’ai travaillé dans des agences de publicité, j’ai été assistante de postproduction, de préproduction. Donc, j’ai toujours travaillé parallèlement à mes études. J’ai été vendeuse au Louvre. J’ai travaillée dans tous les services, que ce soit la librairie, les bijoux, les moulages…

    JB : Quand est-ce que tu es devenue conservatrice ou que tu as commencé à travailler au niveau des collections dans les musées, parce que j’imagine qu’on ne commence pas comme conservateur ?

    NB : Ouais. Mon père, c’est quelqu’un qui était très inquiet à l’idée que je puisse faire de l’histoire de l’art, parce que pour lui, ce n’était vraiment pas une profession où un salaire était assuré. Comme mes parents avaient connu la guerre, ils ont vraiment connu des périodes de vaches maigres. C’est quelqu’un qui était très raisonnable avec l’argent et qui s’inquiétait de voir un de ses enfants se lancer dans l’histoire de l’art. Pour lui c’était vraiment la porte directe vers le chômage.

    JB : Et tes frères et sœurs ont fait des choix plus raisonnables ?

    NB : Oui, oui tout à fait. Mais on est tous très travailleurs ils ont fait tous des études vraiment sérieuses qui les ont amenés à des postes de chirurgien, d’architecte ou encore dans la coopération internationale. Donc, pour mon père, ce n’était pas du tout gagné et c’est la raison pour laquelle ces études en histoire de l’art, que j’ai pu faire à l’école du Louvre, je les ai toujours fait en parallèle à des petits boulots et en même temps avec beaucoup de sérieux pour pouvoir les réussir. Et quand j’ai enfin mis la main sur le Graal, c’est-à-dire le Concours des Conservateurs du Patrimoine, qui est extrêmement difficile à obtenir en France et qui m’assurait une carrière à vie, puisqu’en fait, je rentrais dans la fonction publique, comme haut fonctionnaire, mon père était très soulagé de voir sa fille avoir un emploi à vie. Et finalement, je suis partie au bout de quelques années en Amérique du Nord et, malheureusement, il n’est plus là pour constater tout ce qui a été fait ici. Souvent, je pense à lui, parce qu’il aurait été très étonné de ce parcours, suite à toutes les discussions que nous avions eues quand j’étais jeune. Je pense qu’il aurait été très étonné et très fier.

    JB : En discutant avec toi, j’ai l’impression que justement c’est la partie collection, les œuvres d’art elles-mêmes, leur consommation, leur achat, c’est ta passion. Pourquoi, c’était dur de t’avoir en entrevue puisque tu es super occupée, pourquoi tu as été faire le poste de PDG d’un musée avec toutes les tâches administratives parce que tu aurais pu rester ?

    NB : Non, je suis d’abord conservatrice. Je m’occupe énormément des contenus. Je suis devenue conservatrice en chef et puis maintenant je suis directrice générale. Franchement, je fais beaucoup beaucoup de direction stratégique et de la direction artistique, mais je suis épaulée par des gens extraordinaires qui ont toutes sortes de compétences que je n’ai pas. Concernant la gestion financière, l’administration du musée et celle de la fondation du musée, ce sont ces personnes-là avec qui je travaille, pour justement équilibrer les budgets, etc. C’est une compréhension et une attention très très très sérieuses sur toute la gestion financière. Mais après, je ne m’occupe pas de cette gestion dans le cadre de mon travail. D’ailleurs, ce n’est pas ce qui m’est demandé.

    JB : Non, mais tu dois aller à des réunions du conseil d’administration ?

    NB : Oui et je parle des contenus. Ce sont quand même des dimensions qui sont assez simples. Le Musée des Beaux Arts de Montréal, ce n’est pas la NASA.

    JB : Il y a combien d’employés ? C’est quand même une belle organisation.

    NB : Oui, c’est une grande organisation, absolument. On est à peu près à 250 employés plus les bénévoles qui sont encore au moins 250. La famille du musée, c’est 500 personnes minimum. C’est quand même une grande famille. Mais je dirais qu’il faut arrêter avec cette vision d’une personne qui s’occupe de tous les volets. Un musée, c’est une équipe et c’est comme dans une équipe de sport : chacun a ses spécialités, chacun a ses compétences et chacun son expertise et c’est ce travail d’équipe qui va faire en sorte que, ensemble, on va aller dans la même direction. Moi, je travaille à ce qu’on puisse ensemble amener nos forces dans une même direction, dans une même stratégie de développement. J’ai quand même un côté très entrepreneur, mais après, il y a bien des compétences que je n’ai pas et que d’autres personnes, heureusement, ont. C’est pour ça qu’on travaille ensemble.

    JB : Est-ce que de faire les deux te donne plus de liberté pour avoir du plaisir comme conservatrice, puisque tu es à la fois directrice générale et conservatrice en chef? Je pense que tu as les deux titres ?

    NB : Oui, j’ai les deux titres.

    JB : Est ce que ça te permet, parce que souvent j’imagine, le conservateur en chef arrive, il dit «Je veux faire ça», puis le directeur général dit «Non». Là, tu es la même personne.

    NB : C’est une très bonne question, vraiment. En fait, chacun des musées va avoir des organigrammes plus ou moins différents. Et puis les directeurs peuvent avoir aussi des profils un peu différents. On peut avoir des profils de manager, on peut avoir des profils plus historien. Moi, j’ai un profil clairement en histoire de l’art et je l’ai dit dès le départ, quand on m’a confié la direction. J’ai dit «C’est là où est ma force». Je sais imaginer des projets, faire des expositions, je travaille beaucoup les contenus sur les développements stratégiques et en éducation. C’est ça que je sais faire. Après, si on me demandait de faire autre chose, je le ferai probablement moins bien que d’autres personnes avec qui je travaille.

    Alors, j’ai un profil d’historien de l’art, de conservateur, mais qu’on ne retrouverait pas forcément dans tous les musées. Il y a des musées aux États-Unis, notamment, où on va beaucoup valoriser des profils de manager. C’est vraiment très important. En France, on va plutôt favoriser des profils d’historien de l’art, parce que l’administration est confiée en fait à la fonction publique, qui est souvent liée à des administrations territoriales ou à des fonctions publiques nationales. Donc, tous les musées et tous les profils de musées ne sont pas les mêmes.

    Moi, je suis très attachée à ce profil académique et un profil qui est très lié au contenu. Après, c’est ce pourquoi le conseil m’a choisie, mais je n’aurais pas l’envie ou la prétention de vouloir occuper d’autres secteurs beaucoup plus spécifiques.

    JB : J’imagine que tu as un chef de la direction financière ?

    NB : Totalement, absolument. C’est très important et avec qui je dois garder un équilibre, parce que justement, c’est cet équilibre des forces qui fait en sorte qu’on va équilibrer la mise en place des contenus avec la saine gestion financière d’une institution. Et ensemble, on a ce que j’appelle une tension dynamique qui permet en sorte de pouvoir justement faire attention à pouvoir aller dans le sens de façon à ce que le contenu soit le plus novateur possible, le plus stratégique possible, mais en même temps gérée avec prudence. Pour mes finances personnelles comme pour les finances du musée, je suis quelqu’un d’assez prudent. J’aime l’entrepreneuriat, mais je fais confiance aux administrateurs et aux financiers pour toujours encadrer. La question du caprice financier, pour moi, c’est inadmissible. Je pense que l’argent du musée, c’est l’argent des publics, de l’institution. Autant je peux imaginer faire une petite folie avec mes finances personnelles, autant ça me paraît inadmissible du point de vue du musée et absolument irresponsable.

    JB : Est ce que tu as déjà eu un cas où tu as une oeuvre d’art et qu’en tant que conservatrice, tu disais «On en a besoin dans la collection du musée Musée des Beaux-Arts», mais que le prix était trop élevé?

    NB : Bien sûr, évidemment. Alors, dans ces cas-là…

    JB : Est-ce que tu peux me donner un  exemple ?

    NB : Évidemment on a beaucoup de lacunes dans la collection. Alors c’est ce que j’appelle la stratégie du vautour ou de l’aigle pour les acquisitions. Moi, évidemment, je suis un chasseur d’œuvres. Ça, c’est ma passion et c’est une pression que je partage avec tous les autres conservateurs.

    JB : Où est-ce que tu les trouves ?

    NB : Dans des galeries ou alors dans des foires internationales d’histoire de l’art. Généralement, ce sont vraiment des lieux sont très reconnus comme avec des provenances impeccables. Je ne parle pas du tout d’aller chiner des œuvres, parce qu’on n’est pas à ce niveau là. Le musée achète des œuvres à un autre niveau.

    JB :  Est-ce que tu as déjà été dans les enchères avec le gars avec le marteau ?

    NB : Oui, absolument, tout à fait.

    JB : Est-ce que tu y vas en personne ?

    NB : Je l’ai fait une première fois. Alors oui, bien sûr alors au nom du musée, moi je l’ai fait par téléphone. À mon nom personnel également je l’ai fait une fois. D’ailleurs c’est quelque chose que je trouve assez dangereux par rapport à ma personnalité, parce que, moi, j’ai une personnalité très enthousiaste et très passionnée. Je serais capable d’aller au-delà de mes capacités.

    C’est pour ça qu’il faut se connaître aussi. Je me souviens de ma première vente aux enchères. C’était une petite estampe qui a été faite par Cézanne et qui appartenait à la collection d’un très très grand historien de l’art que j’admire énormément, John Rewald, qui venait de décéder. En fait, c’est une estampe qui n’était pas dans une condition extraordinaire. Donc, du point de vue et de la condition de conservation d’un musée, ça ne serait peut-être pas forcément ce que nous privilégierions, mais c’est une oeuvre qui de par sa provenance était très importante. J’avais fait l’acquisition aux enchères directement à New-York, à titre personnel.

    JB : C’était à combien ?

    NB : À l’époque, c’était quelques centaines de dollars. C’était quand même beaucoup, si tu veux, parce que c’était en dollars US, je parle d’une acquisition qui a été faite en 93. Pour moi, je travaillais, mais c’était quand même une belle somme.

    JB : Pour le musée, c’est quoi le plus cher que le Musée des Beaux Arts a dépensé pour acheter quelque chose ?

    NB : Pour une oeuvre ? Encore une fois, je ne pourrais pas répondre.

    JB : Peut-être que tu te souviens de l’oeuvre d’art, mais non du prix ?

    NB : Exactement et, en plus, parce qu’il y a des prix, ça c’est une question qui est un peu à double sens, parce que il y a des œuvres qu’on a pu acheter très cher à une époque, mais avec l’inflation, ce sont des sommes qui nous paraîtraient moindres. Il faudrait faire un exercice en dollar ajusté.

    JB : C’est quoi l’oeuvre d’art qui vaut plus cher sur le marché qui est dans la collection ? Est-ce que vous avez ce genre de choses, d’évaluer parce que j’imagine les choses…

    NB : J’imagine que tout d’abord, ce sont pas forcément des œuvres qu’on a achetées, ce sont essentiellement des œuvres qu’on nous a données. En fait, on achète peu d’œuvres, on en reçoit beaucoup en don.

    JB : Comme une entreprise, est-ce que vous avez comme un balance sheet où vous dites «On a des actifs qui sont des œuvres d’art et ça vaut X»?

    NB : Non, on ne le fait pas, parce qu’on n’est pas censé vendre nos œuvres. Pour les assurance, oui. Je dirais qu’évidemment, des œuvres de Picasso, de Basquiat, des œuvres impressionnistes, sont évidemment des œuvres qui remporteraient des prix aux enchères exceptionnels maintenant, notamment dans ces dernières années, étant donné l’état du marché international.

    JB : Est-ce que tu ne veux pas me le dire pour pas que les voleurs viennent et prennent le truc le plus cher ?

    NB : Je pense que les voleurs n’ont pas besoin d’écouter l’entrevue pour savoir la grande valeur des œuvres d’art sur le marché. C’est connu sur toutes les plateformes.

    JB : Est-ce tu sais pour combien tu as assuré le musée ?

    NB : Je ne sais pas non plus, parce qu’en fait on a une franchise qui est faite, comme pour tous les musées. Encore une fois, un musée n’est pas un lieu qui est censé vendre des œuvres. Donc on n’a pas cette approche-là qu’un collectionneur pourrait avoir ou qu’une galerie pourrait avoir. Alors, pour revenir à la question que tu me posais tout à l’heure sur les acquisitions, comment est-ce qu’on fait pour acquérir des œuvres qui sont un peu trop chères pour notre budget ? Soit on utilise une technique qui est ce que j’appelle ma stratégie de l’aigle où on peut trouver des œuvres très intéressantes à certains prix et les acheter très rapidement, comme par exemple, je pense à une oeuvre d’Isabey que nous avons achetée dans une foire internationale et quand je sais que les prix sont intéressants, je discute rapidement et je suis capable de réagir assez vite. Jamais seul, jamais seul. Ça, c’est une erreur. Je fais toujours un exercice où, avant une acquisition, on doit avoir plusieurs expertises croisées pour s’entendre ensemble sur un prix. Quand on va vite, ça c’est fondamental, parce que personne n’est à l’abri d’une erreur. Pour moi, surtout que maintenant, tous les outils sont quand même à notre portée. Donc, je travaille toujours avec plusieurs conservateurs, mais c’est sûr que ça c’est notre métier. On sait quand on a des œuvres intéressantes. On a acheté un portrait de Rigaud de Louis XIV qui est exceptionnel à un prix que je trouvais très intéressant.

    JB : Tu sais c’était quoi le prix ?

    NB : Donc, c’était plusieurs centaines de milliers d’euros, mais pour l’esquisse d’un des portraits des plus célèbres au monde parce que c’est le portrait que Louis XIV a demandé à Rigaud, du Roi Soleil qui est représentée partout qui a été énormément copié. C’est une oeuvre qui est réapparue lors d’une foire à Maastricht, qui est une foire d’art ancien très célèbre et cette acquisition-là en fait. J’ai pu la faire rapidement, avec l’appui, évidemment, du comité d’acquisition, parce que toutes ces décisions sont validées par plusieurs étapes par le comité.

    Après, il y a une autre stratégie entre guillemets que j’appelle celle du vautour. Évidemment, tout ça, il faut le prendre avec beaucoup d’humour, mais il y a des tableaux que je voudrais avoir pour la collection et qui sont trop chers. Mais en fait, j’attends, j’attends, j’attends que les tableaux ne puissent pas être vendus et je sais que les œuvres sont brûlées; c’est ce qu’on dit dans notre jargon, parce qu’en fait, elles ne rencontrent pas leurs acheteurs. Et notamment, il y a une paire de tableau de Chassériau qui est un peintre du 19e siècle que j’avais vu à un prix qui était  des 800 000$, par exemple, et que j’ai pu faire acheter à un prix considérablement moindre, pour presque huit fois moins cher.

    Mais en fait, beaucoup d’années sont passées depuis le premier moment où j’ai vu les tableaux qui apparaissent sur le marché et ensuite, j’ai continué à suivre ces tableaux. D’autres musées ont essayé de les acheter, mais n’ont pas réussi. Le marchand va continuer à avoir ses tableaux et à un moment donné, parce que si j’ai de très bonnes relations avec les marchands. Il me disait «Bah c’est un peu dommage», et puis, comme il a les bonnes relations avec le musée, je lui ai dit «Si tu veux, on pourrait t’offrir un prix exceptionnel», qui a été négocié. Alors ça, ce sont d’autres stratégies, puisque c’est un peu la même chose que l’on ferait dans le marché de l’immobilier. Il y a les bonnes affaires que vous devez saisir très rapidement, lorsque vous êtes capable d’évaluer le prix. Ou encore vous avez des bons prix sur l’immobilier avec des des maisons, des appartements qui n’arrivent pas à se vendre. Si vous avez un intérêt et que vous êtes capable de bien négocier, vous pouvez obtenir ces propriétés à bon prix.

    C’est exactement la même chose je dirais avec les œuvres d’art. Il faut savoir être patient: c’est ce que j’appelle la stratégie «du vautour» et j’ai dans ma mémoire toute une série de tableaux que j’attends et j’espère qu’un jour, je serai capable de pouvoir les négocier pour le musée, mais peut-être que d’autres personnes que nous les achèterons avant. Mais ce sont des stratégies qui sont pas forcément différentes dans d’autres domaines. Après il y a aussi d’autres façons, c’est qu’il y a des œuvres que nous estimons comme étant importantes et donc parce qu’elles sont à un bon prix. Je suis très très attentive aux prix. Toutes les œuvres sont négociés. On demande systématiquement des réductions, des pourcentages, des rabais. Je suis la fille d’un banquier qui négocie partout. Pour moi, c’est très important de faire ce travail, de faire cet effort, parce que c’est l’argent que nous dépensons. Ce n’est pas notre argent, c’est l’argent qui a été donné par des privés.

    C’est très important de se dire «On a fait tous les efforts pour l’avoir au meilleur prix», dans la mesure où ça respecte le marchand et puis pour les artistes aussi, parce qu’il n’est pas question de faire des affaires sur le dos des marchands que je respecte beaucoup. C’est très important, mais je veux juste finir avec ça. Quand on a une oeuvre qui nous intéresse beaucoup, je pense à une sculpture de Croo, et bien on va solliciter des gens. Pour moi, il y a des œuvres pour lesquelles j’ai même donné personnellement de l’argent et avec d’autres personnes du musée, pour qu’elles puissent rentrer dans le musée. On fait des levées de fonds spécifiques pour se dire «Voici une oeuvre très importante, on l’a à un bon prix, c’est une oeuvre que nous ne pouvons pas manquer» et là, on trouve le moyen de financer les œuvres.

    JB : En terminant, c’est une question que je pose à tous mes invités, même si je sais que tu ne t’intéresses pas trop à l’argent, quoique tu aimes négocier les prix.

    NB : Non, non. l’argent est indispensable, car on vit dans un milieu où il y a des gens qui manquent d’argent…

    JB : Je comprends. Ma question,en fait c’est, et je suis sûre que tu as quand même appris des choses sur l’argent avec le temps. Si tu avais un conseil, en termes de finance ou d’argent, que tu pourrais te communiquer. Si tu pouvais revenir dans le passé puis parler à ta version qui a 20 ans, c’est quoi conseil que tu te donnerais ? Quelque chose que tu sais aujourd’hui que tu ne savais pas à l’époque ?

    NB : L’argent n’a de valeur que par ce que l’on en fait. C’est ce que l’on en fait qui lui donne de la valeur. Plutôt que des valeurs financières, il faut penser  aux valeurs humaines, aux valeurs au-delà de ce qu’est l’argent. Mais un conseil : être indépendant. Pour moi, c’est l’enseignement de base. C’est-à-dire qu’il faut gagner son argent et c’est la plus grande des valeurs et je crois que chacun sait que c’est cet effort-là qui lui donne justement toute sa raison d’être, mais je n’ai pas vraiment de… je ne pense pas à l’argent tant que tel. Je dirais de ne pas se surendetter, ne pas faire chauffer la carte de crédit. Je suis très raisonnable avec ça. Il faut faire très attention.

    JB : Tu ne mets pas de Picasso sur ta carte de crédit ?

    NB : Non. Je suis très raisonnable. J’ai lu qu’une grande majorité des Canadiens étaient surendettés, je trouve ça un peu triste, parce qu’on peut être dans le trouble par manque d’argent et encore une fois, j’ai été élevée par des parents qui ont manqué d’argent et qui eux-mêmes venaient de famille où on manquait d’argent. Autour de nous à Montréal, on le voit bien avec les phénomènes d’itinérance, on voit des gens très démunis, des gens qui sont dans la précarité, alors, l’argent est très important et il faut lui donner la valeur qu’il a, mais en même temps, voir ce qu’il peut amener de bénéfique. Mais en même temps, on ne pas en faire une obsession et un but en soi.

    JB : Merci beaucoup Nathalie.

    NB : Merci à vous, merci à toi.

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    En charge de la stratégie de contenu de Hardbacon, Paul a construit son expérience auprès des start-ups. Diplomé d’une maitrise en Marketing Stratégique, il est également en charge du marketing opérationnel et de l’analyse de données.